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Published on: Billet d'humeur

La Restauration dans le Retail, mais que faut-il pour que ça marche ?

Il y a quelques mois, deux acteurs majeurs de la Grande Distribution en France sont venus nous voir pour nous faire plancher sur des projets de création d’espaces Food & Beverage en surface de vente. Le sujet était d’autant plus intéressant que, dans un cas, on était sur un format supermarché de centre-ville, et dans l’autre, sur des hypermarchés. Mais l’objectif était le même : capter du flux clients et les fidéliser avec une expérience véritablement signée par l’enseigne, plus engageante vis à vis de cette dernière. Parmi les grands bénéfices attendus sur cette nouvelle proposition de valeur :

• Conférer une nouvelle dimension plus émotionnelle et humaine à ce lieu de destination historiquement très aseptisé.

• Enrichir l’image et l’attractivité de l’enseigne à partir d’une offre fraîche, travaillée sur place à partir de produits sélectionnés par l’enseigne, en valorisant l’ancrage local.

En clair, rien à voir avec les shop-in-shop concédés à des opérateurs tels que Daily Sushi ou encore Starbucks. Au même titre que le grand retour des rayons traiteurs et coupe depuis quelques années, et le très gros travail mené par les retailers alimentaires sur la valorisation des filières et des métiers de bouche, il s’agissait d’aller encore un (ou deux…) cran plus loin dans le parcours et l’expérience client,pour alimenter la préférence de marque enseigne, à côté du prix bien sûr.

Ces projets ne verront pas le jour… en tout cas pas maintenant. POURQUOI ?

Comment déployer un projet « eat-in-store »,avec la mission d’être un nouveau marqueur expérientiel d’une enseigne, avec des responsables de ces projets qui vous demandent sur « quelle base d’assortiment nous recommandons de partir », et de « rester sur une base de CA/m2 comparable au rayon traiteur LS » ? Ça ne peut pas fonctionner !!

Parce que ces 2 secteurs, pourtant si proches en apparence, fonctionnent sur des modèles fondamentalement différents même s’ils s’adressent à un même client.

  • Deux situations de consommation différentes : dans un cas on est shopper, dans l’autre on est un convive, sauf si le parti-pris est de se concentrer sur une offre snacking, auquel cas le rayon snacking LS (libre-service) fait très bien le job et depuis un moment déjà, tout comme les shop-in shops.
  • Un parcours client et 2 expériences différentes : il s’agit d’inscrire harmonieusement dans le parcours un moment d’achatet un moment de restauration. Les leviers à actionner ne sont pas les mêmes, et cette différence doit être marquée autant dans le design que la scénarisation, sans parler de l’offre bien sûr.
  • Deux business models différents : ce n’est un scoop pour personne, les rentabilités au m² de la restauration n’ont rien à voir avec le retail. Une étude réalisée par JLL pour le rapport de l’ICSC (International Council for Shopping Centers) « The successful integration of Food & Beverage within Retail real estate” rapporte que, en moyenne, un espace Restauration génère un CA entre 3000€ et 7000€/m²/an selon les types d’offres, versus 9000€/m²/an en moyenne en GSA, et des pointes au-delà de 20 000€ pour les plus performants.

Il faut également intégrer des coûts d’aménagement de la partie F&B qui n’ont rien à voir avec le coût des gondoles, et les frais de personnel, à commencer par la cuisine. L’impact d’un espace F&B bien travaillé se situe sur la création de flux,qui va impacter positivement le volume global de CA et de marge, point que les experts de l’immobilier commercial connaissent bien (Source Influencia – Interview de G. Galippe de Legge / Klépierre – 09/2019) :

    • 40% des clients basent leur choix de centre commercial principalement sur l’offre de restauration
    • Un impact de +12% en moyenne sur le panier moyen
    • Augmentation du temps de présence

Pas simple de prendre de la distance par rapport à une lecture en ratios, et passer en lecture de masse de CA et de Marge !

  • Deux langages différents : dans un cas on parle d’assortiment, de merchandising, et de tête de gondole. Dans l’autre, on parle de carte, de scénographie, d’art de la table, et de plat du jour.

Vouloir faire rentrer les codes de l’un dans l’autre, sans reconnaître les différences, amène forcément tout droit dans le mur.

Et pourtant, cette complémentarité entre F&B et Retailsonne comme une évidence, accentuée par les effets de la crise que nous traversons.

  • Opportunité de recréer du trafic dans un contexte de bascule accélérée vers le commerce en ligne, d’attirer les clients vers le magasin physique en lui donnant d’autres raisons de fréquentation : les services et le plaisir
  • Créer un autre lien à la marque enseigne, notamment auprès des cibles les plus jeunes (18-35)
  • « Profiter » des m² libéréspar des rayons ayant basculé de façon durable sur les autres canaux de vente : non-alimentaire par exemple.
  • Retrouver de la rentabilité au global, dans un contexte où le Drive se développe fortement mais pose encore la question de sa profitabilité. Rebooster le flux physique permet de maximiser l’achat d’impulsion, d’augmenter le panier moyen et de retrouver des marges.
  • Travailler l’omnicanarité en injectant un maximum de valeur sur chaque canal, pour une expérience globale de l’enseigne remarquable, on et offline.

De nombreuses enseignes de Retail spécialisé ont bien compris l’intérêt de retravailler leur concept et notamment leurs flagships en intégrant ce désormais fameux « eat-in-store », en en faisant une composante totalement intégrée dans leur parcours client, et en la concevant comme une expérience de la marque à part entière.

IKÉA, le pionnier

Le F&B chez IKEA est une composante à part entière du parcours client, partant d’un insight extrêmement simple : il faut garder le client le plus longtemps possible dans le magasin ! Il ne s’agit donc pas uniquement de faire en sorte de passer par toutes les pièces de la maison pour l’équiper (et le tenter), mais être aussi là sur tous les moments de consommation, avec une offre signature de l’enseigne, et des produits qu’on ne trouve que chez IKEA. C’est ainsi que IKEA est devenu un opérateur « Non-F&B native » dépassant les 100M€ de CA F&B rien qu’en France, et plus de 3M€ / point de vente (Source étude BRA). Impressionnant !

Lululemon, le lifestyle incarné jusque dans l’assiette

Marque canadienne de vêtements de sport, et notamment de yoga, Lululemon a été encore plus loin dans l’expérience de marque, en ouvrant son 1errestaurant baptisé « Fuel », dans son flagship de Chicago en Juillet 2019. Une carte centrée sur le Healthy bien sûr, avec des produits locaux et de saison, mais aussi les accros du bœuf (nous sommes dans la capitale des steakhouses aux US!) et de la craft beer, carte qui traduit bien le côté lifestyle et décomplexé de la marque : « C’est aussi pour des gens comme moi qui aiment faire du sport pour pouvoir prendre un bon cheeseburger après ! »  dit Maureen Erikson, VP of Experiential Retail Lululemon. D’après V. Hodgkinson (Openbravo), les visiteurs passeraient 16% de temps de plus dans ce magasin par rapport aux autres magasins de la marque, déjà très performants. Avec son bar central, et un design très travaillé, les clients ont le choix entre se restaurer sur place avant ou après leur séance shopping, ou bien en sortant de leur cours de fitness dispensé dans les 2 salles que comporte ce flagship.

Pour l’anecdote, la très célèbre chaîne d’équipement de la maison Crate & Barrel, a emboité le pas avec l’ouverture, toujours à Chicago, de « Table for Crate » .

Louis Vuitton, le luxe expérientiel

Le luxe devient expérientiel et le F&B est une composante majeure de cette évolution traitée en détail dans un précédent article. Café V et le restaurant Sugalabo V à Osaka font partie intégrante de l’expérience de la marque Louis Vuitton.
La maison Christian Dior de son côté, pousse la multisensorialité encore plus loin avec un menu conçu autour de plusieurs références de la Haute Parfumerie de la marque par le chef José Avillez, dans un des restaurants du Mandarin Oriental de Dubaï. Nous ne sommes pas encore au sein d’un magasin Christian Dior, mais sait-on jamais, cette initiative limitée dans le temps pourrait donner des idées….

Eataly, le grocery shopping multi-dimensionnel

Vivre la slow food italienne dans toutes ses dimensions, c’est clairement la mission de Eataly. Ce sont d’abord des « grands lieux de convivialité où l’on peut acheter, manger et découvrir les produits italiens de haute qualité ». En clair, l’hybridité des usages est poussée au maximum, pour rendre l’expérience unique, 100% attribuable à la marque enseigne, et incitant au développement du CA on et off line car on aura mémorisé la mise en œuvre des produits, voire même dégustés !

La Grande Distribution a commencé à développer des initiatives de « eat-in-store » en poussant plus ou moins l’initiative selon les enseignes, que ce soit dans l’offre, la qualité de sa mise en œuvre, ou encore le design de l’espace.

La Proximité semble avoir compris plus rapidement l’intérêt du F&B, et ses facteurs clé de succès, pour enrichir sa palette de services et développer flux de clients et CA, en se positionnant en concurrent des boulangeries et du delivery. Pour Franprix, le F&B peut représenter jusqu’à 10% du CA d’un magasin, et fait 17% du CA de l’enseigne pour Picard (Source : E-commerce.mag). L’offre est en train de s’étoffer rapidement sur les enseignes de proximité (bar à salades, bar à glaces…), le design se sophistique et s’améliore, avec des espaces qui prennent position en entrée de magasin, bien visibles de l’extérieur.

En revanche, du côté des Hypermarchés, et bien que le potentiel de m2 disponibles soit beaucoup plus important, le « eat-in-store » peine à trouver sa place. Les initiatives ne manquent pas, et même si quasiment tous les acteurs sont convaincus « qu’il faut y aller », le développement est très lent en France comme sur le reste de l’Europe.

Auchan a commencé à installer des cuisines ouvertes, la « Cuisine du Marché » dans plusieurs magasins depuis 2016, et à proposer des plats cuisinés par des chefs sur place, à base de produits des rayons. On peut s’installer à des tables ou à un comptoir et profiter d’une offre variée, au sein d’un espace dédié. Seulement voilà, le parcours client est calé sur un linéaire où est présentée l’offre, en mode libre-service…. Nous sommes bien loin des codes d’une restauration qui valorise la qualité des produits et le « fait sur place » !

Au centre E. Leclerc de Bois d’Arcy (78), le design du « Café Bistrot », espace F&B de 32 places assises, est particulièrement travaillé avec des assises hautes et confortables, une signalétique ancrée dans la restauration avec sa carte et ses ardoises, et un éclairage agréable. En étant situé au cœur des rayons « traditionnels » à proximité de la Cave, et géré par 7 personnes (deux cuisiniers, quatre serveurs et un caviste), on est ici au plus proche du fonctionnement d’une restauration à table où la proximité des rayons, la théâtralisation de l’offre, la qualité et la fraîcheur de la carte sont des atouts indéniables, d’où le succès de cet espace (Source : LSA – Janv 2019).

Du côté de la Chine, où l’impact du shopping on-line sur la grande distribution est beaucoup plus fort, on peut noter par exemple l’initiative du groupe Carrefour à Shanghai avec l’espace « Le Marché », un Eat-in-Store conçu avec l’agence Saguez & Partners et lancé en 2018. Hypermarché compact lancé avec l’objectif de procurer une expérience client complètement innovante intégrant un univers restauration en surface de vente, et des solutions de paiement à reconnaissance faciale développées dans le cadre de son partenariat avec Tencent. On peut ainsi faire ses courses et profiter du restaurant sans passer en caisse ! Malgré son désengagement de Chine intervenu entretemps, gageons que Carrefour pourra profiter des enseignements pris pour des développements de Eat-in-Store plus proches de chez nous…

En conclusion, la complémentarité du Retail et du F&B dans l’expérience Client n’est plus à démontrer. Le F&B constitue un levier majeur d’image, d’attraction et de fidélisation des clients pour les marques de Retail quelque soit leur secteur et leur positionnement, sous réserve qu’il ne soit pas concédé à d’autres marques. En effet, pour pleinement jouer son rôle, il doit incarner la marque enseigne et ses valeurs, en devenir un marqueur clé de l’expérience, tout en étant activé réellement comme espace F&B, et non pas rentré « au chausse-pieds » dans les modes de fonctionnement du Retail. Tout l’enjeu, c’est bien de passer d’une culture de distributeur à une culture de restaurateur. Et notre expérience nous montre que ça ne peut pas se déléguer !

DEPUR EXPERIENCES, Successfood & Beverage